• 1er janvier - 31 décembre 1872


    3 janvier 1872 : « au sujet du Christ de mon père Richard me dit : « comme ton père est étrange ; il admet les exécutions les plus épouvantables, il sourit lorsque je parle d'exécutions parfaites et il veut quand même que ses oeuvres soient exécutées pour un public dont il dit que c'est bien assez bon pour lui. Il n'attache d'importance qu'à l'apparence, à cela se résume sa connaissance du monde et les gens comme nous sont considérés comme des paysans, alors que nous préférons ne rien faire jouer si ce doit être faux. »

    5 janvier 1872 : « Richard me dit : oui, oui, je ne suis qu'une machine à composer. » […] La chose la plus audacieuse doit paraître naturelle. »

    6 janvier 1872 : « Richard me déclara qu'il voulait encore exaucer l'une de mes prières et diriger la Missa solemnis de Beethoven, mais qu'il avait des idées à lui sur ce sujet : il voulait installer l'orchestre au milieu de la salle et les choeurs tout autour, le tout se réunissant dans le même chant (mais le texte latin à peine audible), car la musique n'est pas faite pour être écoutée, n'en a l'impression véritable que celui qui va avec elle à sa folle allure, c'est ce qu'il a appris en dirigeant la Neuvième Symphonie à Dresde ; toute musique n'est d'ailleurs faite que pour l'exécutant, la sonate pour le soliste, le trio dito, les princes entretenaient des musiciens, mais ces mêmes musiciens leur faisaient la nique et n'écrivaient leur musique que pour eux-mêmes, les musiciens. »

    15 janvier 1872 : « [Richard] dit au sujet de Beethoven et de Mozart : « pour ce qui est de la fugue, ces Messieurs devraient se cacher devant Bach, ils ont joué avec cette forme, ils ont voulu montrer qu'ils étaient capables de l'utiliser, mais c'est lui, Bach, qui a montré ce qu'était l'âme de la fugue, il ne pouvait pas écrire autrement que dans la forme de la fugue. »

    17 janvier 1872 : « nous parlons de l'exécution de la neuvième à Bayreuth et des moyens à mettre en oeuvre pour la mener à bien. Comme nous parlons de la symphonie, Richard me dit : « au moment où réapparaît au milieu du premier mouvement le thème en quinte, je pense toujours au chaudron des sorcières dans Macbeth où l'on brasse le malheur, il y bouillonne véritablement. »

    8 février 1872 : « [Richard] : le Faust, la neuvième symphonie, les passions de Bach sont de telles oeuvres barbares, c'est-à-dire, en tant qu'oeuvres d'art, des oeuvres qui ne peuvent plus être comparées à un Apollon ou à une tragédie grecque ; exalter l'individu, ne pas devenir le bien de la collectivité, c'est bien ce sentiment qui m'a amené à penser à l'oeuvre d'art de l'avenir. »

     

    Le 29 avril, Cosima part définitivement de Tribschen avec ses enfants et retrouve Richard à Bayreuth le 30 à 4 heures 30 de l'après-midi. Ils logent près de la ville dans l'hôtel « Fantaisie ».

     

    5 mai 1872 : « différence entre Berlioz et Schumann, ce dernier ne donne l'impression de ne faire que des oeuvres, c'est loin de la vie. Berlioz reflète le monde entier, même si ses impressions ne sont pas très profondes, ni très intérieures, c'est un miroir - même si ce miroir est petit et brisé. »

    30 mai 1872 : « Richard me dit : « je pense maintenant volontiers et avec calme à ma mort, mais j'ai toujours l'impression que tu vas me quitter bientôt, que tu ne m'as été que prêtée et que tu retourneras bientôt là-bas, dans une étoile. »

    7 juin 1872 : « ce que je connais jusqu'à présent de cette œuvre [Christ de Liszt] ne me fait pas bonne impression ; « que l'on puisse ainsi renoncer aux conquêtes d'un noble et grand art pour imiter les bavardages des curés, c'est vraiment l'appauvrissement de l'esprit », dit Richard. »

    20 juin 1872 : « une pauvre femme nous demande l'aumône d'une voix cassée ; Richard lui donne de l'argent et je dis à Richard que je ne comprends que trop bien que les pauvres éprouvent un sentiment de révolte à l'égard des privilégiés : « oui, me dit-il, s'il n'y a pas quelque chose pour nous rattacher les uns aux autres et qui les fasse participer à l'ensemble de la vie et même aux honneurs, alors il ne peut y avoir que de la haine, la religion pourrait être ce lien, mais elle ne l'est plus depuis longtemps, il n'existe pas non plus de grand sentiment national, la presse est le seul lien qui existe, mais il est nuisible. » Nous parlons de l'Amérique, « comme elles sont belles et riches, ces îles des Indes occidentales, mais comme tout ce continent est nul et dépourvu d'intérêt comparé à nos tous petits pays ; cela montre bien que la culture n'a rien à voir avec les grandes dimensions, avec le chemin de fer et comme sont rares les points du monde d'où peut sortir une grande culture. Jusqu'à présent, l'Amérique s'est révélée inféconde. » - « J'aurai quand même le temps de faire un Parsifal, me dit Richard le soir, les religions deviennent éternelles par l'art ; elles sont périssables (comme l'islamisme) lorsqu'elles n'engendrent pas d'art, c'est-à-dire lorsqu'elles ne sont pas capables de satisfaire l'être le plus cultivé comme le plus vulgaire. »

    23 juin 1872 : « Richard me dit : « le besoin d'individualiser les personnages a conduit le peuple à attribuer des déficiences physiques aux dieux et aux êtres d'origine divine, à présenter par exemple Wotan borgne, etc. (Je pense à ce moment au diable boiteux), et ce qu'il exprime aussi par là, c'est que la puissance spirituelle exclut la beauté physique selon les règles ; […] Lorsque apparaît cette beauté conforme aux canons et à la race, le cerveau est dépouillé de ses pouvoirs et c'est que la nature a voulu autre chose. »

    27 juin 1872 : « nous parlons de la physionomie des musiciens ; Richard me dit que Méhul était très beau et comme je fais remarquer que ces musiciens français étaient très doués (Grétry, Méhul), Richard me répond : « Oh ! Ces Français sont importants, ce n'est pas là la question, ce qui leur manque, c'est le sens de l'idéal, qui fait que l'on ne se préoccupe pas de la forme quand il le faut, comme l'a fait Bach qui néglige tout simplement les lois de l'harmonie qui étaient tout pour les Italiens, afin de rendre leur autonomie aux voix. »

    13 juillet 1872 : « […] Une fugue de Bach (en ré bémol majeur tirée du Clavecin bien tempéré) notamment nous met dans un état tout à fait extatique, « c'est comme si de la vraie musique retentissait maintenant pour la première fois », dit Richard. Comme je dis à Richard que, de manière étrange, ce scherzando m'a remplie d'une immense tristesse, il me répond : « je comprends cela, c'est une marche en avant, sans trêve ni repos, comme s'il nous disait : vous avez là tout ce qu'il vous faudra pour travailler plus tard, tout ce qu'il faut pour que vous vous reposiez et amusiez, je sais tout cela et c'est ce qui m'entraîne plus loin. C'est un sphinx, mais il est allemand. Comme la forme de la sonate, ce produit italien, paraît plate et conventionnelle en comparaison ; par le seul fait qu'il ait redonné une vie immense à cette forme très secondaire, Beethoven se rapproche de Bach. C'est la plainte de la nature que l'on entend chez lui (des plantes et des animaux). »

    23 juillet 1872 : « il n'y a pas de fin pour la musique me dit [Richard], c'est comme pour la genèse des choses, elle peut toujours recommencer à nouveau, se transformer en son contraire, mais elle n'est jamais véritablement finie. »

    3 août 1872. « [Richard] me dit : « l'expression « crépuscule des dieux » est très belle, même si la traduction est peut-être fautive et a quelque chose de mystérieux ; elle peut être mise en doute pourtant et elle n'est pas suffisamment précise ; « tribunal des dieux » serait excellent, car Brünnhilde se rend justice à elle-même. »

    7 août 1872 : « Richard a conseillé hier au soir à M. Svendsen de choisir pour sa musique instrumentale des thèmes aussi sereins que possible, car autrement, on réfléchit trop au sujet et l'on n'entend plus la musique ; les éléments qui sortent de l'ordinaire doivent être sublimés par le drame.»

    23 août 1872 : « après le repas [Richard] pense soudain à la sonate opus 111 de Beethoven ; à propos d'une variation, il me dit : « on a l'impression qu'on pourrait transcrire tout cela sur d'innombrables feuilles, des millions de papillons. Ah ! Rencontrer quelqu'un comme Beethoven ! Ce fut le grand désir de mon adolescence, le regret de ne plus pouvoir voir quelqu'un comme Shakespeare ou Beethoven me donnait un sentiment de mélancolie pour toute la vie. »

    29 août 1872 : « [Richard] : la musique est le seul art naïf jusqu'à Mendelssohn. Beethoven n'a jamais réfléchi à la nature de la symphonie. »

     

    Les Wagner emménagent en ville tout près du futur opéra dans leur nouvelle maison le 24 septembre.

     

    4 novembre 1872 : « [Richard] me raconte qu'il a repris la première partie de la sonate en si bémol opus 106 de Beethoven et qu'il a été accablé par la beauté, la tendresse, la richesse des détails qui passent si vite que personne ne remarque comment tout cela est fait et « je me suis dit avec orgueil que dans ce domaine j'étais parent de Beethoven. »

    1er décembre 1872 : « [Richard] : ne me parlez pas du public, c'est le monde, on ne le critique pas, on le prend tel qu'il est ; ce sont les artistes qui sont responsables de tout, ils peuvent s'emparer du public, lui élever le goût en le prenant par son attirance pour les amusements ; il faut que quelque chose vive, quand des gens font des culbutes sur scène, les spectateurs rient et cela vaut toujours mieux que ces idiots de chefs de metteurs en scènes qui ne savent pas que, quand la Reine de la Nuit apparaît, il faut que la nuit se fasse sur scène et que les lumières soient diminuées. Exactement comme dans une église - quand il se passe ce qui doit se passer, ce qui est rare bien sûr - quand une âme échappe aux contraintes mesquines pour s'élever au-dessus de ses propres misères et reconnaît ainsi la misère du monde, eh bien au théâtre le public lui-même s'élève en s'aidant de sa soif de jouissances ! »


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